Midi. Quatorze avril 1900. Paris. C’est la Belle Époque.
Les ouvrières de la maison Paquin sortent dans la rue, au fond de la place Vendôme d’où se profile la colonne du même nom. Elles sont charmantes avec leurs silhouettes en S : taille fine qui met les hanches en valeur et buste cambré. Leurs poitrines pigeonnent. Elles arborent toutes un chapeau et un sac à main. Des messieurs impatients sont là pour attendre l’élue de leur cœur.
D’autres ouvrières repartent seules. C’est le cas de Marie-Jeanne. Elle sourit ostensiblement, car son patron lui a donné son après-midi. Il s’agit d’une faveur exceptionnelle : le magasin ferme plus tôt à cause de l’exposition universelle.
Marie-Jeanne affiche toute la décontraction de la midinette : elle maintient sa jupe pour marcher, laissant entrevoir le jupon et un pied chaussé d’une fine bottine lacée. Son corsage est à col haut : le buste s’en trouve avantageusement libéré. Elle est fière, Marie-Jeanne, car c’est elle qui a tout cousu de ses propres mains. Elle promène ses vingt ans avec arrogance. Et les badauds se retournent sur son passage, moitié choqués, moitié admiratifs.
Marie-Jeanne accueille leurs regards avec transparence, car ses pensées sont ailleurs. D’abord, il y a cette inauguration du pont Alexandre III en présence du président de la République Monsieur Loubet. Pour rien au monde, elle ne raterait cela ! Quel évènement ! Quatre ans plus tôt, elle se trouvait déjà sur place lors de la pose de la première pierre par le tsar Nicolas II, accompagné de son épouse.
Et puis surtout, avec cette inauguration, M Loubet déclarera ouverte l’exposition universelle de Paris ! L’évènement que chaque Parisien attend avec impatience !
Comment Marie-Jeanne pourrait-elle imaginer un seul instant se trouver ailleurs que sur l’esplanade des invalides à ce moment-là ? Tout à fait inconcevable pour notre midinette qui, de surcroît, a rendez-vous à quinze heures avec un élégant moustachu devant le Petit Palais.
Marie-Jeanne se hâte. Elle a traversé la place de la Concorde, et la voici à présent sur le pont du même nom, au-dessus de la Seine. Il y a foule ! Elle double des dames sous leurs ombrelles noires, elle croise des messieurs à vélo, à pied, des calèches, des tramways. Justement, pour aller plus vite, elle se jette dans un tramway électrique tout récent ; celui-ci la déposera avenue de Suffren, devant le palais de l’agriculture et de l’alimentation, à deux pas de la grande roue.
Cette dernière impressionne notre midinette chaque fois qu’elle passe devant : une centaine de mètres de diamètre, une quarantaine de nacelles en forme de wagon pouvant transporter, chacune, trente personnes… c’est un monstre d’acier de quatre cents tonnes. Le soleil éblouit Marie-Jeanne entre les rayons de la plus haute attraction de Paris.
L’employée de Paquin poursuit son trajet. Elle doit à présent rejoindre l’esplanade des Invalides. De loin, elle aperçoit un étrange petit homme à la moustache élégante, le nez saillant, en train de s’affairer devant une boîte noire en forme de pavé, montée sur un trépied. Elle a déjà entendu parler du cinématographe, mais elle ne sait pas vraiment comment ça fonctionne. Elle ignore que la personne en train de tourner une manivelle n’est autre qu’un des frères Lumière, et que son film, montrant des hommes et des femmes sur un trottoir roulant, l’air surpris et amusé, sera encore visible des décennies plus tard sur internet.
Elle est bien loin de songer à tout cela, Marie-Jeanne. Elle grimpe à son tour sur le tapis mécanique, très excitée par cette nouveauté révolutionnaire. Les personnes autour d’elle sont souriantes, visiblement très heureuses d’être là. On dirait des enfants découvrant un nouveau jouet. Les femmes, avec leurs capelines, prennent la main de leur mari, fumant sous leurs hauts-de-forme.
Bon, cela ne va pas très vite : huit kilomètres à l’heure. Mais c’est tellement ludique ! Et puis, il y a un arrêt aux Invalides, justement.
Marie-Jeanne descend là. Elle a passé un bon moment ; elle ne regrette plus de ne pas avoir pu prendre le métropolitain. De toute façon, celui-ci ne sera inauguré que quelques semaines plus tard. La jeune fille se dirige vers une des cent trente-six entrées de l’exposition. Elle paie un franc, soit le tiers environ de son salaire journalier.
L’esplanade des Invalides est féérique : on y voit deux grandes colonnes surmontées de statues dorées, et quatre tours ressemblant à des minarets. De part et d’autre, des pavillons construits spécialement pour l’occasion, abritant les expositions de nombreux pays.
Et toujours ces regards insistants sur elle. Les messieurs la jaugent avec gourmandise.
Ils s’imaginent peut-être que je suis une fille facile ! Ils se trompent. Moi, je désire seulement être libre.
Libre dans ses mouvements. Ce n’est pas parce qu’elle arbore une robe décontractée, osée pour l’époque, qu’elle va s’offrir au premier venu. Marie-Jeanne n’est pas comme les autres femmes, elle ne s’habille pas chic ou conventionnel. Non. C’est une Parisienne, la Parisienne du futur. Celle qui s’imposera après 1918.
Vous apprendrez à me respecter, Messieurs !
Il y a foule devant le pont Alexandre III. Marie-Jeanne ne peut pas se rapprocher autant qu’elle aurait voulu. Elle distingue les officiels, et parmi eux M Loubet, le président de la République. Mais elle n’entend rien. À un moment, une clameur et des applaudissements montent de la foule. Marie-Jeanne comprend que l’exposition 1900 est officiellement ouverte.
Elle suit le mouvement et traverse le pont. La vue depuis la Seine est saisissante : le Grand et le Petit Palais, spécialement construits pour l’occasion, se détachent dans le ciel épuré tels des merveilles de contes de fées. Quels splendides monuments !
Mais comment retrouver Léon, l’élégant moustachu, au milieu de cette masse de personnes ? Tous les messieurs se ressemblent de loin, il faut bien le dire. Et de dos, c’est pire : redingote noire, haut de forme noir, canne à la main…
Il est déjà 15 heures. Marie-Jeanne est devant le Petit Palais. Aucune trace de cet homme qui l’a abordée la veille, sur son lieu de travail, chez Paquin, et qui a su obtenir d’elle ce rendez-vous. Qu’avait-elle trouvé de charmant chez lui ? Rien. Mais il parlait bien, il était érudit. Elle avait accepté, et l’avait regretté le soir même.
Et puis zut ! Je ne le vois pas. Eh bien tant pis ! Il y en a d’autres, des jolis moustachus !
La midinette n’a aucun regret. Déjà, elle tourne le dos et se dirige vers le Grand Palais, en face. Il n’ouvrira ses portes que dans quinze jours. Mais qu’à cela ne tienne ! N’est-elle pas libre comme l’air, notre midinette ?
Elle décide brusquement de rebrousser chemin. Elle a entendu parler du Palais de l’électricité. On dit que les fontaines qui se trouvent devant sont gigantesques. Marie-Jeanne marche vers le Champ de Mars. La tour Eiffel, cet affreux catafalque d’acier, se rapproche d’elle petit à petit. Pourquoi n’a-t-elle pas encore été détruite ? Ne devait-elle pas seulement durer le temps de l’exposition de 1889 ?
Sur le Champ de Mars, la foule est aussi dense que sur les Invalides. Le Palais de l’électricité, à l’architecture d’apparat, surmonté d’un diadème en forme de roue de paon et d’une déesse au sommet, se découpe au fond de l’esplanade remplie de visiteurs. En guise de façade, les fameuses fontaines. L’eau jaillit d’une immense grotte et s’écoule dans de nombreuses vasques jusqu’aux pelouses tout autour. De nouveau, Marie-Jeanne a le sentiment de vivre un conte des Mille et une nuits. Un conte dont elle serait la princesse. L’eau s’élève à plus de vingt mètres de hauteur. Une douce fraîcheur envahit tout son être.
La midinette s’approche du Château d’eau jusqu’à ressentir l’humidité sur sa peau. Elle frissonne brusquement de plaisir. Devant ce monument symbolisant le progrès, elle est toute petite. Elle se souvient de ce qu’elle a lu dans l’Illustration : ce palais abrite en fait d’immenses chaudières, alimentées en permanence par du charbon. Une ligne de chemin de fer a été spécialement construite pour l’occasion ! La totalité des installations électriques de l’exposition dépend du fonctionnement du monstre qu’elle a devant les yeux.
Marie-Jeanne ne saisit pas comment cela fonctionne. C’est beaucoup trop technique, ça ne l’intéresse pas beaucoup. Ce qui lui plaît, c’est le spectacle. La foule. Les gens qui sourient, qui s’exclament, qui s’extasient. Les toilettes des dames. Ces messieurs qui la saluent poliment. L’effervescence autour d’elle.
Elle est tellement heureuse, notre Parisienne ! Libre de ses mouvements. Elle sourit à un homme qui paraît avoir autour de trente ans. Il a un regard gentil et pénétrant. Une jolie barbe.
Peut-être que je pourrais faire une promenade avec ce monsieur rassurant ?
Marie-Jeanne est tellement loin de son travail routinier chez le couturier Paquin ! Elle s’empare d’un pan de sa jupe et se dirige d’un pas décidé vers l’élégant trentenaire dont le regard la brûle. L’homme la salue d’un ample coup de chapeau.
— Mes hommages, Madame. Je m’appelle Henri Désiré Landru.
Elle sourit. Il lui prend le bras. Ils partent tous les deux et leur couple disparaît bientôt dans la foule compacte.
3 réflexions au sujet de « Une midinette en 1900 (nouvelle) »
Très belle histoire à l’époque de cette exposition universelle de 1900 avec ce quartier de Paris que je connais bien. On nous laisse entrevoir une fin qui se terminera dans l’horreur.
très beau récit.
Merci à vous
J’aime beaucoup cette époque. Les photos et vidéos qu’on peut trouver sur ces années-là sont tellement touchantes !
Un style qui ne laisse pas indifférent. La belle époque est très bien représentée tout en laissant au lecteur sa part de mise en scène. Forcément, une fin que l’on ne pouvait pas présumer, qui laisse entrevoir le début d’une réalité que l’on connait… Bravo.