L’escapade de Monsieur Cleam (nouvelle)

Il y a quelques années, en 2014, je tombai sur l’anecdote d’un vieillard qui s’était enfui de sa maison de retraite, en Angleterre, pour…mais je préfère ne pas le dire. Lisez l’histoire qui suit pour avoir la réponse ! Celle-ci est tellement touchante !

 

 

L’escapade de M Cleam

 

— Pourquoi refusez-vous que je sorte ? s’emporta Bernard Cleam. Je ne suis tout de même pas en prison ! Nous sommes en Angleterre, pas en Syrie ! J’ai des droits !

— Calmez-vous M Cleam, lui répondit l’aide-soignante de garde ce soir-là. Vous avez quatre-vingt-neuf ans… vous n’êtes plus un jeune homme !

— Foutaises ! Je me porte comme un charme !

— Ce n’est pas ce que dit le docteur Hum. Vos analyses de cette semaine sont mauvaises.

— Mes analyses ! Mes analyses ! J’ai fait la guerre, jeune fille, j’en ai vu d’autres !

Julia soupira. Quatre jours déjà que Bernard Cleam s’obstinait à vouloir sortir de la maison de retraite. Le personnel ne comprenait pas. Le vieil homme, ancien maire de la ville de Hove, près de Brighton, ancien militaire britannique, avait toujours fait preuve de gentillesse, de calme.  Il se plaisait ici ; il s’était fait des amis. Il taquinait les infirmières. Il fréquentait le club de bridge. Mais depuis dimanche dernier, le premier juin pour être précis, M Cleam était devenu ronchon.

Ce matin-là, Julia accompagnait justement le Dr Hum dans ses visites hebdomadaires. Et en entrant dans la chambre de Bernard, ils avaient tout de suite noté son changement d’humeur. Son faciès fatigué, ces cernes plus noirs qu’à l’ordinaire trahissaient un esprit fortement préoccupé.

— Docteur, j’ai besoin de sortir deux ou trois jours ! avait réclamé d’emblée le vieillard, agité et nerveux.

Le docteur s’était assis près de M Cleam. Il lui avait pris la main doucement.

— Vous avez sans doute un rendez-vous galant ? avait-il plaisanté. Voyons, comment s’appelle-t-elle ?

— Je suis sérieux ! Ne me parlez pas comme à un adolescent ! Je reviendrai après le six, vous avez ma parole.

Le docteur et Julia avaient échangé un regard entendu.

— Non, je ne peux pas autoriser une sortie pour l’instant monsieur Cleam ! avait déclaré le médecin. Je décèle une anémie dans vos résultats de tests sanguins. Peut-être manquez-vous de fer… ou bien, on ne sait jamais, cela risquerait d’être plus grave !

Le visage du vieillard s’était soudainement fermé. Bernard s’était renfrogné, invitant de façon implicite ses visiteurs à quitter sa chambre.

Lorsque le Dr Hum et l’infirmière s’étaient retrouvés dans le couloir, cette dernière avait demandé :

— Vous pensez que…

— Je ne sais pas Julia, avait coupé l’adepte d’Esculape… c’est peut-être grave. Il faudrait pousser les analyses. Mais est-ce que le jeu en vaut la chandelle ? À cet âge, une simple chiquenaude peut les renverser.

 

Chaque jour depuis lors, M Cleam avait à nouveau réclamé une permission à cor et à cri, sans pour autant expliquer son but, sans se soucier de sa santé vacillante.

— Je me contrefiche de mes analyses, vous entendez ?

— Mais enfin, M Cleam, pourquoi désirez-vous tant nous quitter ? demanda Julia affectueuse. Vous n’êtes pas bien parmi nous ?

— Si, bien sûr ! J’apprécie tout le personnel. Même le docteur Hum, derrière ses airs pontifiants, il a un cœur. Un cœur de scientifique, mais un cœur tout de même. Quant à vous, mon enfant, si j’avais quarante ans de moins…

Julia sourit. Elle connaissait la petite faiblesse du vieillard pour elle et tentait d’en profiter pour détourner son attention. Mais cela ne fonctionna pas bien longtemps.

— Julia, reprit M Cleam, vous pouvez bien faire ça pour moi. Laissez-moi partir ! Ne dites rien à personne. Attendez juste trente minutes avant de donner l’alerte, ça suffira.

Et comme l’aide-soignante hésitait :

— Je reviendrai ! Vous avez ma parole !

— Pourquoi ? Pourquoi désirez-vous sortir d’ici ? demanda à nouveau Julia.

— Cela ne vous concerne pas. Laissez-moi juste prendre la poudre d’escampette, n’essayez pas d’en savoir davantage. Faites-moi confiance !

Pourquoi s’entête-t-il ainsi ?

— Désolé Bernard, je ne peux pas ! Je risquerais de perdre ma place ! Allons, soyez sage, on ne va pas se promener tout seul dans la nature à quatre-vingt-neuf ans !

Elle sortit de la pièce précipitamment, omettant sciemment de répondre à un dernier « Julia ! » de son pensionnaire. Elle passa dans la chambre suivante, soulagée. Elle avait failli craquer. Céder à la demande de M Cleam. Après tout, pensait-elle en son for intérieur, pourquoi ne pas satisfaire cette dernière envie ? Il n’en a sans doute plus pour longtemps… qu’il meure ici ou dehors… quelle importance ?

 

*

Cependant, Bernard Cleam n’était pas du genre à abandonner si facilement. N’ayant pu s’assurer le concours du personnel, il prit la décision de se débrouiller tout seul. Pour tout dire, il avait déjà un plan. Un plan pour le soir même.

Il sauta de son lit, qu’il occupait depuis quatre jours.

Anémié, moi ? La bonne blague !

Il se vêtit rapidement, plaça ses médailles sur sa veste, puis enfila un imperméable. Il récupéra son portefeuille dans un coffre dissimulé dans un placard. Il était dix-huit heures trente. La plupart des filles, à cette heure-ci, s’occupaient du repas du soir. Il fallait servir ceux qui s’étaient installés à table, dans le grand salon. Et puis monter leur plateau à ceux qui ne pouvaient pas quitter leur chambre ou qui refusaient de le faire pour telle ou telle raison.

C’était le rituel quotidien immuable. M Cleam savait que tous les jours, à dix-huit heures quarante-cinq, une aide-soignante lui apportait son plateau. Or, les rares fois où il avait mangé en bas, avec les autres, il avait remarqué que la surveillance de l’entrée se relâchait à ce moment-là. Il fallait de l’aide pour servir les repas : certains petits vieux repoussaient leurs assiettes, d’autres recrachaient leurs aliments… il en résultait un instant de confusion durant lequel tout le personnel s’affairait autour des tables.

Bernard Cleam descendit par les escaliers. À cette heure-ci, il valait mieux éviter l’ascenseur. Il se retrouva dans le coin ouest du grand salon du rez-de-chaussée. Il observa un instant les aides-soignantes qui faisaient tout pour ne pas perdre leur calme face aux caprices des personnes âgées. L’une d’elles avait renversé son assiette de soupe sur le sol et riait comme une démente. De sa pantoufle, elle tentait d’écraser les vermicelles gluants. Sa voisine, qui affichait un air buté et méchant, essayait de lui subtiliser son verre de vin.

M Cleam, tapi dans une encoignure, embrassa le salon du regard. Se faire la belle en douce, cela l’amusait à un point qu’il n’aurait jamais soupçonné. Cela lui rappelait une mission, menée en 1944 avec ses frères d’armes. L’ordre était de sécuriser un point, et, pour s’y rendre sans alerter les Allemands, il avait fallu ramper longtemps pour rester hors de leur vision.

Le fuyard profita d’un instant où personne ne regardait vers la porte d’entrée. Le cœur battant, il se faufila dans le jardin de la maison de retraite avec la plus grande discrétion. Puis, de là, il traversa le parking des visiteurs et gagna la sortie.

Il fallait se dépêcher. D’après le Daily Telegraph, le bus partait à vingt heures trente depuis Brighton. M Cleam héla un taxi qui passait par là et lui donna l’adresse du lieu de ralliement.

— Vite, le suis pressé ! lança-t-il au conducteur.

 

*

À dix-huit heures quarante-cinq, lorsque Julia poussa la porte de la chambre de Bernard pour lui déposer son plateau-repas, elle ne trouva personne. Elle ouvrit la salle de bain, jeta un œil sur le minuscule balcon, puis dut se rendre à l’évidence : l’oiseau s’était envolé ! Julia donna l’alerte. Il s’en suivit dans la maison de retraite un branle-bas indescriptible durant lequel on rechercha le vieil homme partout dans le bâtiment, puis dans les jardins, puis dans le quartier. Cela dura un bon moment. Enfin, vers vingt-trois heures, alors qu’on était bredouille, on prévint les autorités.

Les recherches s’élargirent : la police fouilla la ville de Hove, interrogea les hôpitaux, les compagnies de bus… sans succès. Jusqu’à ce qu’un chauffeur de taxi répondant au nom de Carl expliquât avoir conduit le vieillard, quelques heures plus tôt, dans une rue de Brighton, à plusieurs kilomètres de là.

On se mit alors à chercher M Cleam dans Brighton. On fouilla les rues adjacentes à celle où le taxi l’avait déposé. On interrogea les riverains. On contacta les docteurs, les pompiers. On inspecta même les bars. Tout cela en vain. Le vieillard demeurait introuvable ! L’inquiétude commença à grandir et un officier lança l’idée qu’il faudrait peut-être orienter les recherches en direction du port.

Il a peut-être pensé qu’il avait un cancer, déclara le Sergeant Britt, chargé d’explorer le périmètre. Le toubib de la maison de retraite venait de lui annoncer de mauvaises nouvelles… il était vieux… il n’a peut-être pas résisté à la tentation d’en finir plus rapidement afin d’éviter des souffrances inutiles.

Alors, on convoqua des plongeurs. Les premiers se jetèrent à l’eau autour de deux heures du matin. La visibilité était très réduite et il y avait bien peu de chances de retrouver le petit vieux dans des conditions pareilles.

 

*

Sept heures de traversée. Ce n’est pas rien. Mais Bernard Cleam discuta tout le long et ne vit pas le temps passer. Il était content, détendu. Il se souciait bien peu du branle-bas de combat que son évasion pouvait provoquer dans le Sussex. Il se trouvait parmi les siens, de vieux brisquards, comme lui. Ils échangeaient leurs souvenirs.

Certes, ils ne ressemblaient plus aux jeunes hommes de l’époque. Voûtés, blanchis, le visage gonflé de vieillesse. Certains à moitié aveugles, d’autres édentés ou presque sourds.

Mais ce soir-là, ils étaient tous vaillants. Comme si la flamme de leur mémoire ravivait encore leurs vieux corps usés.

Au matin, ils se trouvaient en France. Le bus pénétrait dans Ouistreham, en Normandie. À l’entrée de la ville, Bernard Cleam put lire une banderole où on avait inscrit : bienvenue à nos libérateurs ! Ces mots émurent l’ancien militaire et ses yeux s’humectèrent. Il observait avec nostalgie les centaines de fanions français, américains, canadiens, anglais que les habitants avaient accrochés aux fenêtres et aux lampadaires de la ville.

On avait placé en bord de route une vieille jeep kaki et des figurants déguisés en GI de pied en cape faisaient les cent pas autour.

L’ancien militaire serra le bras de son voisin, un ex de sa compagnie. Un des vingt-neuf mille qui, soixante-dix ans auparavant, avaient débarqué à Sword beach. Le six juin 1944.

Le bus déposa les vétérans à leur hôtel. Il était à peine six heures du matin. La cérémonie aurait lieu à partir de quatorze heures trente.

Lorsque Bernard Cleam s’allongea sur son lit pour prendre un peu de repos, ses médailles tintèrent les unes contre les autres. Il sourit, satisfait. C’était le jour J. À nouveau.

 

*

C’est Julia qui décrocha le téléphone. Un appel à huit heures, ce n’était pas si courant. Peut-être le Seargent Britt qui appelait ?

— Allo ? interrogea l’interlocuteur. Je suis bien à la maison de retraite de Hove ?

— Oui, répondit Julia. Qui est à l’appareil ?

— Je m’appelle Joe Curvest, énonça une voix âgée. Je vous téléphone pour donner des nouvelles d’un de vos pensionnaires, un nommé Bernard Cleam. Il va bien. Il est en France ! Il rentrera le plus vite possible, après les célébrations.

 

*

Vers midi, les anciens soldats qui avaient débarqué dans Ouistreham le siècle précédent eurent droit à un repas offert par la municipalité. Un orchestre leur joua des airs de l’époque, et M Cleam dansa et chanta avec ses amis. Il ne paraissait pas du tout anémié. Il but même deux ou trois verres de vin.

Puis, on conduisit les vétérans sur la plage, à quelques kilomètres, où de gigantesques tribunes avaient été installées. On les plaça au premier rang, témoins vivants de l’histoire qu’on fêtait aujourd’hui.

Les médias étaient là ; Bernard Cleam observa les caméras avec amusement. Il s’imaginait la tête des pensionnaires de la maison de repos qui le reconnaitraient à la télévision.

— Tu as prévenu les autres, au pays ? demanda-t-il à son vieux camarade Joe Curvest, assis près de lui.

— Oui, ne t’inquiète pas Bernard ! Ils savent où tu es, maintenant. Ils ont dû arrêter les recherches.

— C’est bien. Je n’allais pas rater ça, tout de même !

Cependant, le défilé des militaires continuait. Certains se tenaient au bras d’un plus jeune, d’autres étaient poussés dans des fauteuils roulants. Les flashs crépitaient de plus belle. Des hélicoptères sillonnaient le ciel. Des policiers prenaient place un peu partout : dans les recoins de la place, sur les toits, devant la tribune officielle.

Puis, à quatorze heures trente, ce fut le discours du président de la République française. Sur ces plages souffle un seul vent, le vent de la liberté ! s’exclama-t-il, applaudi par tous les spectateurs. Son discours fut suivi par celui des représentants des autres pays : la Grande-Bretagne, la Russie, les États-Unis, l’Allemagne.

Les mots des politiques berçaient le cœur de M Cleam dont l’esprit vagabondait quelque soixante-dix ans plus tôt. Il crut défaillir lorsqu’il aperçut la reine d’Angleterre monter sur l’estrade. Elle semblait encore si jeune, après toutes ces années !

Le vieillard se souvenait d’un assaut sur le Casino de Ouistreham, détruit et transformé en bunker par les Allemands. Dix camarades morts. Il se souvenait de sa peur, du chaos abominable tout autour. Du bruit assourdissant. Des cris des blessés, insoutenables. Il avait cru mourir, ce jour-là. Il s’en était sûrement fallu de peu.

On diffusait des images d’archives sur de grands écrans qui avaient été installés tout autour du site. Des images en noir et blanc. Mais M Cleam, lui, les voyait en couleur. Il les voyait à l’intérieur de lui-même.

Puis M Hollande, président français, eut une attention charmante : il s’inquiéta des effets du soleil sur les vétérans et leur fit porter des parapluies. C’était une bonne idée. Mais cela n’empêcha pas Bernard Cleam de continuer à pleurer. C’était si beau ! C’était comme s’il revenait à ses dix-neuf ans. Pour de bon. Il prit les mains de ses deux voisins et ne les lâcha plus jusqu’à la fin de la cérémonie.

*

Lorsque les vétérans reprirent le bus, il était presque vingt heures. M Cleam était bien fatigué. Il s’endormit tout de suite. Comme bon nombre des autres vieillards qu’on avait exhibés des heures au soleil, devant les médias du monde entier.

Les autorités accueillirent le fugueur à Brighton. Personne ne songea à le réprimander. On s’enquit de sa santé. Il eut un geste évasif, comme pour évacuer le sujet. Là ne résidait pas le plus important.

On le reconduisit à la maison de repos vers quatre heures du matin.

Sur place, une haie d’honneur constituée du personnel et des pensionnaires valides l’attendait. Tout le monde avait voulu être présent ! Bernard fut longuement applaudi tandis qu’il pénétrait dans l’enceinte du bâtiment. Il arborait encore ses médailles militaires.

— M Cleam ! s’exclama Julia les bras tendus. Vous voilà !

Elle avait les larmes aux yeux. Derrière elle se tenait le docteur Hum, souriant par-dessus son épaule.

— Je vous l’avais bien dit, Julia ! se contenta de dire Bernard. Je vous avais dit que je reviendrais !

 

 

 

 

 

 

 

3 réflexions au sujet de « L’escapade de Monsieur Cleam (nouvelle) »

  1. Très belle et émouvante histoire que celle de ce vétéran . Il faut toujours honorer et respecter les anciens combattants et cette aventure est un bonheur à lire.
    Mr Candie, continuer à nous donner ce plaisir.

  2. Encore une fois, un réel plaisir à te lire malgré l’heure tardive. Une belle inspiration qui laisse une tendre réflexion sur cette parenthèse de vie.

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