L’inspecteur Tiriaud s’installa en face des deux jeunes assis à son bureau. Ils avaient l’air très effrayés, encore sous le choc de leur mésaventure dans le cimetière.
L’adolescent était brun, de taille moyenne, les yeux verts ; la fille blonde, assez grande, arborait un sourire poli et faussement assuré. Le garçon se racla la gorge au moment où le fonctionnaire s’emparait de la souris de son ordinateur. Il voulait sans doute prendre la parole.
— Alors, les enfants, comment cela s’est-il passé ? le devança Tiriaud. Je vous préviens : je ne crois pas aux fantômes !
Luc regardait la salle blanche de l’hôtel de police dans laquelle ils se trouvaient. Un vilain bureau, mal décoré et enfumé de volutes de cigarettes. Il se demandait encore comment il avait pu échouer ici. Serait-il inculpé ? Il ne le pensait pas vraiment. Après tout, si Jean était mort, il n’y pouvait rien. Le mieux, c’était de tout raconter sans crainte.
— C’est très simple, monsieur l’inspecteur, dit-il. Nous étions, Jean et moi, au bar Le Désert et nous buvions tranquillement des demis. Nous allons souvent au Désert. C’est un endroit où il y a beaucoup de jolies filles seules et… enfin, vous me comprenez, n’est-ce pas ? Hier soir, nous avions remarqué un groupe de trois minettes à la table d’à côté, un peu plus jeunes que nous, assez mignonnes. Elles nous ignoraient complètement. Ce n’était pas faute de les provoquer. Rien n’y faisait : ni les clins d’œil, ni les sifflets, rien du tout. Cela a bien duré une demi-heure, le temps de boire deux ou trois bières. Je crois qu’elles nous avaient repérés et qu’elles s’amusaient de nous voir sécher devant elles. Alors, nous…
— Dites, c’est bien au cimetière qu’on vous a cueillis non ? trancha Tiriaud. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de bar ?
— Vous allez comprendre, c’est très simple. À ce moment-là, reprit Luc, je suis allé chercher des cigarettes au vestiaire. Il était 22 h 30, je me souviens de l’avoir demandé à Antoine, le serveur. Et quand je suis revenu, elle était là, monsieur l’inspecteur.
— Qui était là ?
— Moi, intervint Laure. Dix heures et demie, c’est en effet l’heure à laquelle je suis arrivée au Désert. Presque aussitôt, j’ai vu Jean assis, seul, à la table. J’avais envie de fumer. Je lui ai demandé une cigarette et il m’a dit que, justement, son ami était allé en acheter. Il m’a proposé de m’installer en attendant son retour. Comme il me plaisait, j’ai accepté.
— Vous n’étiez pas venue avec les trois minettes ?
— Non, monsieur l’inspecteur.
— Bon. Continuez.
— Luc est revenu presque de suite. Quand il m’a vue, il a laissé le paquet de cigarettes sur la table et il est reparti commander trois bières.
— Vous êtes restée avec eux ?
— Oui, jusqu’à environ minuit. On a beaucoup bu, beaucoup fumé. Jean et Luc sont devenus de plus en plus entreprenants. Je veux dire… ils ont essayé tous les deux de me séduire. Ils m’ont raconté des histoires drôles, puis, une fois leur stock épuisé, des exploits personnels pour tenter de se mettre en valeur.
— Vous étiez lucide !
— Oui, et je sais comment les garçons opèrent, en général.
— Et vous étiez consciente de leur… concurrence, si j’ose dire ?
— Tellement consciente, monsieur l’inspecteur, que j’ai fini par leur proposer une épreuve afin de les départager. Je n’arrivais pas à choisir lequel des deux me plaisait le plus. L’idée que le sort décide m’amusait.
— De quelle épreuve s’agissait-il ?
— D’un test de bravoure. Dans le cimetière.
— Nous y voilà ! soupira Tiriaud.
— Oui. Le cimetière Saint-Sulpice, celui aux feux follets. Toutes les vieilles du village en parlent… elles disent que des esprits lumineux se promènent au-dessus des tombes. Vous pensez bien que je n’y croyais pas, mais Luc et Jean ont tout de suite été enthousiasmés par mon idée. Alors, j’ai gonflé un peu la légende… je leur ai affirmé que, la nuit, les morts tentent d’attirer les vivants dans les caveaux et de les étouffer dans des suaires.
— Vous confirmez ses dires, jeune homme ? demanda Tiriaud en se tournant vers Jean.
— Oui, ça s’est passé comme ça, répondit le garçon.
— Pour finir, on a conclu un pacte : celui qui serait capable d’aller au milieu des tombes, de marcher vers le cyprès centenaire, et d’y planter un clou, celui-là serait l’élu ! ajouta Laure.
— L’élu ! Vous ne manquez pas de hauteur, mademoiselle ! Et vous, vous avez accepté ça, jeune homme ?
— Pas tout à fait, monsieur le policier. Nous sommes sortis tous les trois peu après minuit, Laure en tête. Nous la suivions de près, en échafaudant des scénarios pour éviter de nous disputer. Mais l’idée de nous mesurer l’un à l’autre pour obtenir les faveurs d’une fille m’était personnellement odieuse. Alors, j’ai fini par céder ma place à Jean. J’ai accepté qu’il plante le clou dans l’arbre.
— Comment avez-vous pénétré dans le cimetière ?
— On a fait le mur, du côté de la remise du gardien. C’était plus risqué, mais il nous fallait des clous et un marteau. La porte n’était pas fermée. Nous avons fouillé l’intérieur de la cabane en nous éclairant avec un briquet. Nous avons fini par mettre la main sur ce que nous cherchions.
— Et après ?
— Eh bien, comme vous l’a dit Luc, reprit Laure, Jean a décidé d’aller planter le clou. Le vieux cyprès était bien visible, tout proche. Jean s’est dirigé à pas feutrés vers le centre du cimetière, se retournant de temps en temps. Je crois qu’il avait peur qu’on l’abandonne au milieu des tombes. Le vent soufflait assez fort, gonflant les pans de sa gabardine. Il n’en menait pas large, à ce moment-là. Et puis, il a eu l’air d’entendre quelque chose : il a stoppé net, nous a jeté un regard, a hésité un instant puis s’est remis en route. Il a fait les derniers mètres en courant.
Laure commença à sangloter. Le souvenir de la peur de Jean la hantait et elle revivait ses émotions, encore traumatisée par les évènements inexplicables qui les suivaient.
— À quelle distance du cyprès vous trouviez-vous ? reprit doucement Tiriaud.
— Environ cinquante mètres, répondit Luc.
— Que s’est-il passé alors ?
— Une fois devant l’arbre, Jean s’est mis à planter le clou. Le bruit du fer contre le fer a retenti dans tout le cimetière et, presque aussitôt, une fenêtre de l’appartement du gardien s’est éclairée. Laure et moi, pris de panique, nous sommes dissimulés derrière un caveau proche. Quant à Jean, il avait terminé et s’apprêtait à revenir. Et puis, soudain, devant lui, à trois ou quatre mètres… mais non, vous n’allez pas nous croire !
— Continuez, continuez, pressa l’inspecteur qui s’impatientait.
— Un fantôme lumineux, monsieur, devant Jean, en suspension au-dessus des tombes ! Je le jure ! Un aspect difforme et mouvant, de couleur blanche souillée de tâches grises. Jean l’a vu et a tenté de fuir. Mais au moment où il s’est mis à courir, il a été retenu par la gabardine et le feu-follet s’est précipité vers lui.
— Oui, reprit Laure, on a nettement distingué un pan de son manteau tiré vers l’arrière, il y avait sûrement quelque chose caché derrière le cyprès. Certainement un autre feu-follet ! Alors, Jean a hurlé, puis s’est écroulé à quelques pas de l’arbre. Et le fantôme s’est évanoui subitement entre les tombes.
— Quant à nous, nous allions fuir pour donner l’alerte quand le gardien, en robe de chambre et un fusil à la main, nous intima l’ordre de ne plus bouger. Vous connaissez la suite, vos hommes sont venus nous chercher.
Tiriaud soupira en terminant sa prise de note. « … sont venus nous chercher », répéta-t-il lentement en tapant sur le clavier.
Il n’a pas l’air satisfait, s’inquiéta Luc.
— Et vous pensez que je vais accepter cette vision fantastique des faits ?
— C’est ce qui s’est passé, monsieur l’inspecteur, nous…
— Vous êtes deux abrutis ! Je vais vous la donner, moi, la bonne version. Le méthane, vous connaissez ?
Luc et Laure remuèrent la tête en signe de négation.
— Et la décomposition des corps, cela vous dit quelque chose ? Vous n’êtes pas les premiers, figurez-vous, à venir raconter vos histoires d’horreur sur le cimetière. Votre refrain, je le sais par cœur. Les feux-follets, jeunes gens, ne sont pas des fantômes ; vous avez sûrement aperçu des émanations de gaz dues à la décomposition des corps, émanations luminescentes, certes, mais purement chimiques, et qui se sont déplacées avec le vent vers votre infortuné compagnon. Et si celui-ci a été retenu, je ne vois qu’une seule cause possible : c’est que cet étourdi, dans sa hâte d’en terminer avec l’épreuve, se sera cloué un pan de la gabardine au cyprès, ce qui l’aura empêché de fuir.
— Mais alors…
— Il est mort de peur, tout simplement, d’un arrêt cardiaque dû à la frayeur qu’il aura ressentie. Les premières constatations, faites sur place, confirment cette hypothèse.
Luc et Laure se regardèrent, muets d’émotion. Pouvaient-ils s’être trompés à ce point ?
— Les tribunaux détermineront votre responsabilité, si toutefois la famille de Jean porte plainte, ce qui est probable. Il faudra aussi régler l’histoire de l’escalade du mur et de l’utilisation des outils du gardien. Pour l’instant, je ne peux pas vous priver de liberté plus longtemps. Mais ce n’est pas l’envie qui m’en manque.
Tiriaud alluma une énième cigarette. Il observait en plein Luc et Laure.
— Des siècles d’erreurs et de tâtonnements pour en arriver là…
— Attendez, vous ne nous avez pas bien écoutés, couina Laure. Cela s’est vraiment passé, nous avons vu ces apparitions ! Vous devez…
— Pff ! souffla Tiriaud. Vous n’avez rien compris, en plus. Allez, déguerpissez, sales petites larves !
Le dernier regard de Tiriaud fut pour Laure. C’était une superbe fille. Il faudrait qu’il la reconvoque ultérieurement.